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L’histoire cyclique du chef Elkhaldy, le réfugié syrien qui cuisine pour les plus grandes marques

L’histoire cyclique du chef Elkhaldy, le réfugié syrien qui cuisine pour les plus grandes marques

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© UNCHR/Benjamin Loyseau

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Par Lenny Sorbé

Publié le

Chef star de la télé syrienne, Mohammad Elkhaldy a presque tout quitté quand la guerre civile a frappé son pays. Il essaye aujourd’hui de se reconstruire en France et a évoqué avec nous son incroyable périple.

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Dans le creux des années 1990, Lauryn Hill et ses acolytes des Fugees se faisaient les porte-parole de la cause des réfugiés avec les albums Blunted on Reality et The Score. Il n’est donc pas surprenant de voir la chanteuse sortir de son profond silence artistique à l’heure où l’Amérique de Trump refuse d’ouvrir ses frontières à ceux dont la seule tare serait de ne pas être nés au bon endroit.

Sa dernière apparition publique a eu lieu à Paris, lors d’une soirée donnée en marge du lancement de la nouvelle collection de Kenzo. L’ex-membre des Fugees s’y est illustrée par une performance live, durant laquelle elle a interprété quelques-uns des classiques de sa discographie, mais elle n’était pas la seule personnalité à l’honneur ce soir-là. Il y en avait aussi pour Mohammad Elkhaldy, le cuistot syrien à qui la marque japonaise devait le buffet dont se sont nourris ses précieux invités. Son nom n’est sans doute pas aussi prestigieux que celui de Lauryn Hill, mais il est tout aussi symbolique aux yeux d’Humberto Leon et Carol Lim, le duo de créateurs à la tête de Kenzo :

“Dans le climat actuel, nous avions à cœur d’honorer les réfugiés et les immigrants. Nous sommes nous-mêmes des immigrants aux États-Unis, et c’est ce que nous apportons à Paris et à New York qui fait toute la richesse de ces villes. Nous pensons qu’il est important de mettre en avant tout ce que les réfugiés ont à offrir.”

Restos, marque et télévision : la construction de l’empire Elkhaldy

Quand on évoque le nom de Mohammad Elkhaldy auprès de Marine Mandrila, cofondatrice du Refugee Food Festival, elle nous parle volontiers de “la plus belle rencontre [qu’elle] ait faite en 2016″. En juin de la même année, la première édition du festival confiait les cuisines de cinq restaurants parisiens à des chefs réfugiés. Mohammad Elkhaldy était alors de la partie, accueilli par Stéphane Jégo au sein de L’Ami Jean, sa fameuse enseigne du VIIe arrondissement.

“Je ne voulais pas faire ce festival pour simplement mettre en avant un réfugié parce qu’il était réfugié. Ce qui m’intéressait, c’était le fait d’avoir affaire à un véritable chef qui, certes, a eu de graves problèmes, mais qui dispose avant tout de grandes capacités humaines et professionnelles”, nous glisse le bistronome français.

Pour l’occasion, les chefs se lancent dans l’élaboration d’un menu à quatre mains, faisant fi de la barrière de la langue et de leurs divergences culturelles. Il a beau le cuisiner régulièrement dans son restaurant, Stéphane Jégo exècre l’agneau, qui n’en demeure pas moins un mets de choix dans la cuisine syrienne. Le chef Elkhaldy concoctera un tartare d’agneau aux épices qui bousculera les certitudes du cuisinier français :

“Pour me faire avaler de l’agneau cru, il ne faut pas que ce soit juste bon, il faut que ce soit extraordinaire. J’ai goûté le mets et même en étant assez réfractaire à l’agneau, j’ai trouvé ça très doux, très féminin, très suave. Je l’ai associé à une petite anguille fumée à la japonaise et l’ensemble était très pur.”

Réaliser une telle prouesse, ce n’est pas donné à n’importe quel chef. Mais justement, Mohammad Elkhaldy n’est pas “n’importe quel chef”. Avant d’être contraint de quitter sa Syrie natale, il était une véritable référence de la gastronomie levantine. Un passionné qui, dès l’adolescence, partage ses journées entre ses cours d’hôtellerie-restauration et son job dans un établissement de Damas, où il s’essaye successivement à toutes les tâches que doit maîtriser un bon cuisinier. Son apprentissage, Elkhaldy le veut complet et va jusqu’à s’intéresser au contrôle sanitaire des aliments, dont il devient l’un des premiers spécialistes au Moyen-Orient.

En 2004, il imagine Orange Bar, un concept de bar mobile où seraient proposées toutes sortes de produits à base d’orange : cocktails, chocolats, confitures et même cafés. Un projet qui ne suscite que peu d’enthousiasme à ses premiers balbutiements : “Quand tu es jeune, les gens ne croient pas en toi. Il se disent souvent que tes idées ne sont pas réalistes”, nous confie-t-il, sans la moindre amertume. Trois ans et 18 franchises Orange Bar plus tard, la réputation d’Elkhaldy n’est plus à faire.

Le chef multiplie les interventions à la télé, où il se positionne en tant qu’expert culinaire, et travaille auprès de grands groupes étrangers qu’il aide à s’implanter au Moyen-Orient. Mohammad Elkhaldy est un chef dans tous les sens du terme, autant entrepreneur chevronné que prodigieux gastronome. Son expertise permettra l’ouverture de près de 200 restaurants à Dubaï, en Syrie, au Liban et en Jordanie. Il profite de l’effervescence pour ouvrir son propre établissement à Damas et lance même une marque de produits biologiques haut de gamme.

Un éternel recommencement

Mais voilà, le pic de sa carrière coïncide avec le début de la révolution syrienne : les bombardements, les massacres, la peur, l’insécurité. Deux de ses frères étant impliqués en politique, la famille d’Elkhaldy devient une cible privilégiée du gouvernement de Bachar al-Assad. Mieux vaut alors partir. Ne serait-ce que quelques semaines, quelques mois, le temps que tout rentre dans l’ordre et que le chef puisse poursuivre son irrésistible ascension dans le monde culinaire. Quand il quitte la Syrie pour le Liban en 2012, Mohammad Elkhaldy ne se doute pas encore qu’il n’y mettra plus les pieds de sitôt.

Le Liban ne s’avère être qu’une courte étape du long périple que Mohammad effectuera seul, dans un premier temps. Contraint de laisser sa femme et ses trois enfants sur le sol libanais, il part finalement en Égypte, où il essaye de rebâtir les fondations de son empire effondré. Ses compétences lui permettent là encore d’ouvrir une nouvelle enseigne, en plus d’envisager un nouveau départ. C’était sans compter une nouvelle révolution, égyptienne cette fois.

“Le peuple voulait la tête du président Morsi, donc il y avait plein de manifestations, d’explosions et tout ce qui s’en suit. Vers mai-juin 2013, il y avait parfois jusqu’à 5 millions de personnes dans la rue. Sauf que beaucoup de rebelles soupçonnaient les Syriens de soutenir le président en place. Alors quand ils ont su que j’étais syrien, ils ont saccagé mon restaurant.”

Retour à la case départ. La désillusion que l’on imagine n’a d’égal que la pudeur avec laquelle il relate les faits. Sa famille parvient finalement à le rejoindre en Égypte, deux ans et demi après son arrivée, mais Mohammad, à court d’argent, n’entrevoit plus d’avenir au Moyen-Orient. Il vend sa voiture et tout ce qui lui reste pour payer le bateau qui emmènera sa femme, ses enfants et lui jusqu’en Europe.

Retrouver en France un statut digne du chef qu’il est

Après le tumulte de 12 jours passés en mer, le chef Elkhaldy arrive en Italie. Une simple halte avant de gagner le Danemark, en prenant le train de l’Italie à la Suisse, puis de la Suisse à l’Allemagne. Là-bas, le chef Elkhaldy parviendra à se reconstruire quelques temps, mais faute de pouvoir obtenir des papiers danois, il lui est impossible de s’y installer durablement. Il met alors le cap sur Paris, prêt à avaler les 16 heures de route qui séparent notre capitale du Danemark. “Quand tu as déjà traversé la mer, tous les trajets qui suivent te semblent faciles”, sourit-il.

À peine arrivé, le chef Elkhaldy se met immédiatement à la recherche d’un travail. Il contacte ainsi les mairies, ainsi que tous les restos libanais de la région (qui, d’après lui, servent en fait de la bouffe syrienne, pas toujours conventionnelle). Un premier groupe fera appel à ses services, au noir, pour une réception de 250 personnes au Hilton. Puis c’est L’Oréal qui lui donnera l’opportunité de concocter un dessert servi à l’intérieur du Louvre. À chaque fois, les clients sont conquis par sa soupe de lentille ou son caviar d’aubergine.

Son CV atterrit finalement dans les boîtes mail de Louis Jacquot et Sébastien Prunier, fondateurs des Cuistots Migrateurs, un organisme qui contribue à l’intégration sociale des réfugiés à travers des prestations de traiteur. Bien qu’intéressés, ces derniers attendront que sa situation se régularise avant de lui faire cuisiner de savoureux mezze syriens pour les soirées de Petit Bain. C’est là qu’il fera la rencontre des équipes du Refugee Food Festival. Marine Mandrila entend aider Mohammad à retrouver en France un statut digne de ses innombrables compétences, même si elle sait que ce ne sera pas facile. En contrepartie, le chef l’accompagne en tant que consultant sur le festival et aide à l’élaboration de menus aussi gourmands que pertinents.

“Quand tu es passionné par un domaine, tu ne te satisfais jamais de ce que tu as déjà accompli, tu cherches toujours à faire plus. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai étudié le contrôle sanitaire des aliments”, se justifiait-il au début de notre échange. Ambitieux, Mohammad Elkhaldy caresse aujourd’hui le rêve (ou l’objectif ?) d’ouvrir son propre restaurant à Paris. Plus concrètement, il avance sur la rédaction d’un livre de recettes typiquement syriennes, “bouclé à 80 %” selon ses dires. Une chose est sûre : plus question de tout reprendre de zéro.