“On est dans de l’anti-nutrition” : on a fait le point sur la nourriture en poudre avec 4 experts

“On est dans de l’anti-nutrition” : on a fait le point sur la nourriture en poudre avec 4 experts

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Par Robin Panfili

Publié le

La nourriture en poudre aura-t-elle la peau de notre alimentation traditionnelle ? On a posé la question à une brochette d’experts.

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Tout tient dans une simple bouteille en plastique et dans quelques centilitres d’eau. Rien de plus. Depuis quelques années désormais, une alimentation d’un nouveau genre est venue s’inviter, petit à petit, dans les rayons de supermarchés du monde entier : une nourriture en poudre, aux multiples arômes, pensée en remplacement des repas traditionnels.

Conçus pour combler l’intégralité de nos besoins nutritionnels, ces repas en poudre ont également l’avantage, aux yeux des différents leaders du marché (Feed en France, Soylent aux États-Unis), de vous faire “économiser” le temps des repas, afin de pouvoir vous consacrer à d’autres activités. Et ils semblent avoir trouvé un public. Mais jusqu’à quand ?

Comment en sommes-nous arrivés là ? Tendance éphémère ou chamboulement profond de notre modèle alimentaire ? Avec l’aide de plusieurs experts, nutritionnistes, diététiciens et sociologues de l’alimentation, nous avons tâché de comprendre ce qui pousse certains d’entre nous à bouleverser leurs habitudes alimentaires et à abandonner le rituel du passage à table et l’essence même du repas traditionnel.

  • Marie-Pierre Julien, anthropologue et sociologue des pratiques alimentaires
  • Ariane Grumbach, diététicienne et autrice du blog L’Art de manger.
  • Jean-Michel Lecerf, médecin nutritionniste à l’Institut Pasteur de Lille.
  • Angélique Fabiani, diététicienne et nutritionniste

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Club Sandwich | Plusieurs substituts de repas, sous forme de nourriture en poudre, ont fait leur apparition dans nos supermarchés. Comment l’avez-vous perçu ?

Marie-Pierre Julien | D’abord, si on réfléchit bien, la nourriture lyophilisée n’a rien de nouveau pour le consommateur. Dès les années 1960, on trouvait de tels produits, mais ils correspondaient à des usages très précis : le lait en poudre pour les bébés, des kits pour se nourrir dans des conditions extrêmes, en haute montagne, dans des expéditions ou dans l’espace. Ce qui change aujourd’hui, c’est surtout les situations dans lesquelles on les utilise.

Angélique Fabiani | Les boissons en poudre existent déjà depuis des années. Mais la nouveauté, ici, ce n’est plus de mettre en avant l’argument envie de perte du poids, comme cela a été souvent le cas par le passé [pour des régimes amincissants, par exemple, ndlr], mais plutôt de substituer un repas complet.

Jean-Michel Lecerf | Quand j’ai entendu parler de ces produits à l’étranger, je me doutais que ça allait finir par arriver en France, comme à peu près tout ce que l’on retrouve aux États-Unis. Et, en tant que nutritionniste, j’ai beaucoup de réserves sur cette nouvelle approche alimentaire.

Comment peut-on expliquer le succès de ces produits, ou tout au moins leur attrait pour le consommateur ?

Ariane Grumbach | C’est une évolution qui repose sur le manque de temps, ce qui est grave à mes yeux car il s’agit là d’une vision très fonctionnelle de la nourriture. Il y a aujourd’hui beaucoup de gens qui déjeunent rapidement devant leur ordinateur, le midi, en entreprise. Et bien que la France soit traditionnellement le pays des plaisirs de la table, c’est aussi l’un des pays où, comme tous les pays industrialisés, on met beaucoup de pression sur la productivité, où les gens ont de plus en plus de travail et où les gens ne prennent plus l’intégralité de leur pause déjeuner pour ne pas finir plus tard le soir.

Jean-Michel Lecerf | Je ne suis pas vraiment étonné que cela corresponde aux attentes d’un certain public, car cela répond à une évolution du mode de vie. Les gens sont plus pressés et, dans certains cas, manger peut être perçu comme une perte de temps. On est face à une société qui s’accélère et qui veut, malheureusement, mettre de côté l’essentiel. Parce que manger ce type de produit nous prive de toutes les autres dimensions de l’acte alimentaire : le plaisir et la dimension sociale du fait de manger.

“La nourriture n’est pas qu’un besoin vital pour ne pas mourir”

Car finalement, manger, ce n’est pas seulement ingérer des nutriments et des calories…

Ariane Grumbach | Il y a trois dimensions dans le fait de manger : énergétique, car ça nous donne du carburant. À ce titre, ces boissons peuvent répondre à nos besoins. Un aspect nutritionnel, c’est-à-dire une alimentation variée et équilibrée. Mais cela méconnaît totalement la troisième dimension qui est émotionnelle, de goût, de plaisir, de partage, de découverte gustative, de découverte sensorielle.

Jean-Michel Lecerf | On est là dans de l’anti-nutrition, dans la mesure où cette approche d’assemblage ignore totalement la fonction à la fois festive, culturelle et hédoniste de l’acte alimentaire. On se tourne vers des aliments qui n’ont pas de sens, au sens propre. Ils ne reflètent rien. On oublie souvent que les aliments ont énormément de choses à nous dire du fait de leur origine, de leur nature ou de leur fabrication.

Angélique Fabiani | On en vient à oublier la fonction première de la nourriture. On la considère, dans ce cas-là, comme un besoin vital pour ne pas mourir. Mais la nourriture n’est pas que cela. Et surtout, manger ce n’est pas boire. En buvant, l’assimilation par le corps et le cerveau est différente. Faute de mastication, le cerveau ne comprendra pas qu’il vient d’ingurgiter un repas complet, et il sera difficile d’atteindre le rassasiement.

Cette nouvelle façon de s’alimenter peut-elle mettre en péril notre propre modèle alimentaire ?

Jean-Michel Lecerf | Je me pose des questions. Dans quelle mesure une telle approche ne met pas en péril nos comportements alimentaires, quand on voit que cela nous vient des États-Unis, où le modèle alimentaire est quand même assez catastrophique ? Comment est-ce que mettre à mal nos propres comportements alimentaires ne va pas perturber encore davantage notre relation à la nourriture, aux aliments et aux autres ?

Ariane Grumbach | Il s’agit là d’une vision très anglo-saxonne de la nourriture. On mange pour se nourrir, et pour se nourrir uniquement. Et on essaie de nous imposer ce modèle. Face à ça, je me vois volontiers comme une Gauloise réfractaire au changement [rires]. En France, on aime partager un repas, on sait ce qu’est le plaisir de la table… Ce n’est pas pour rien que le repas gastronomique a été classé à l’Unesco. Ce n’est pas ringard tout ça. On se dit parfois qu’avaler une telle boisson, ce n’est pas pire que de manger un mauvais sandwich, mais je n’en suis même pas sûre. Le fait de manger, de mastiquer, c’est aussi une facette du rassasiement.

Face aux différents scandales alimentaires, ces produits en poudre – garantis sans OGM et végans – peuvent-ils représenter une alternative plus rassurante pour certains consommateurs ?

Jean-Michel Lecerf | Oui, il ne faut pas sous-estimer le phénomène des peurs alimentaires. Les gens peuvent avoir tendance à y voir des garanties. C’est peut-être aussi sur cette vague que surfent les différentes marques. On se dit : “On sait ce qu’on mange, on nous a dit qu’il y avait tout ce qu’il fallait, on peut y aller.”

Dans un pays où l’on attache une grande importance à la gastronomie, un tel mode d’alimentation a-t-il une chance de s’imposer durablement ?

Marie-Pierre Julien | Les sociétés qui commercialisent ces produits aimeraient sans doute que les gens en consomment trois fois par jour, mais il y a peu de chances que cela arrive. Je ne vois pas comment les gens pourraient basculer là-dessus de manière aussi extrême. Toutefois, le fait que certains l’utilisent ponctuellement ne me paraît pas aberrant.

Jean-Michel Lecerf | À mon sens, cela aura du mal à prendre durablement, même si les habitudes alimentaires ont toujours évolué en France. Ce qui est problématique ici, c’est que l’évolution ne se fait pas avec de nouveaux aliments, mais avec des pseudo-aliments. Est-ce que ces derniers peuvent nous apporter du plaisir ou du réconfort ? Je ne suis pas sûr. Si on veut aller plus loin, on peut même aller jusqu’à se demander : dans quelles mesures n’est-on pas en train d’amputer une partie de notre humanité ?

“C’est avoir la prétention de reproduire la nature sans en être capable”

Il y a là un enjeu social et émotionnel qui semble crucial.

Ariane Grumbach | Tout au long de nos journées, on accumule du stress. Ce n’est pas pour rien que nous avons des pauses déjeuners. Elles nous permettent de prendre de l’énergie, de nous détendre. De tels produits ne peuvent être satisfaisants au regard d’une journée de travail normale. On ne peut pas être tout le temps utile, c’est ça qui entraîne le burn out, les dépressions, le stress.

Et d’un point de vue strictement nutritif ?

Jean-Michel Lecerf | Nos aliments sont plus beaucoup plus complexes qu’une somme de nutriments additionnés. Quand vous mangez une pomme ou un yaourt, vous ne mangez pas qu’une somme d’acides gras et de sucres, mais des structures complexes chimiquement et physiquement élaborées. Ici, vous avez des nutriments juxtaposés qui ne procureront certainement pas les bénéfices propres à l’aliment et qui ne conduiront sûrement pas à ce que l’on satisfasse la réalité de la complexité des besoins nutritionnels qui vont bien au-delà d’une somme de nutriments. C’est un peu avoir la prétention de vouloir reproduire la nature sans en être capable.

Angélique Fabiani | À usage régulier, les dérives et troubles alimentaires peuvent être multiples. Manger liquide abolit l’idée de repas convivial, certes, mais également celle de prendre le temps de partager un repas. C’est ici la notion de prise alimentaire régulière qui peut être mise en danger.

Jean-Michel Lecerf | On a vu quelques cas similaires lors de la grande vague des régimes amaigrissants s’appuyant sur des milk-shakes qui contenaient des protéines et tout ce qu’il faut. On voit bien qu’il faut apprendre à remanger normalement. Les gens sont souvent perdus et n’ont plus de repères.