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La petite revanche des plats moches mais délicieux

La petite revanche des plats moches mais délicieux

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© Tampopo

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Par Robin Panfili

Publié le

Ils n’ont jamais vraiment eu la faveur de nos comptes Instagram, mais cela pourrait bien changer.

La place qu’occupe Instagram dans notre quotidien n’est plus une nouveauté, et tout ce qui s’approche, de près ou de loin, à la cuisine n’y échappe que rarement. Nombre de restaurants pensent aujourd’hui tout leur décorum — vaisselle, menu, décoration intérieure, éclairage, toilettes — à cet effet. D’autres, à l’inverse, ont adopté une politique de bannissement ou d’éloignement des téléphones dans leur établissement, afin de préserver l’expérience de leurs clients.

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Instagram, surtout, a largement contribué à une uniformisation de la photographie culinaire des particuliers. Récemment, un article de la rubrique gastronomique du New York Magazine s’interrogeait sur la force virale et l’uniformisation des recettes vedettes d’Instagram sur la plateforme. Sur mon compte Twitter et sur mon profil Facebook, j’ai alors posé une question simple : si je vous dis “plat moche visuellement mais délicieux”, vous pensez à quels plats ou recettes ?

J’ai reçu, en retour, de nombreuses réponses : la mloukhia, le coq au vin, le pot-au-feu, la francesinha, le welsh, la pkaïla, le haggis, le hachis parmentier, le petit salé aux lentilles, la garbure, la poutine, la daube, la chorba, le kig ha farz, la tête de veau, la moussaka… En Italie, un biscuit symbolise à lui tout seul ce type de nourriture appréciée en secret, les brutti ma buoni (moches mais bons). Autant de plats et de recettes effectivement succulentes, mais rarement mises en avant sur la plateforme.

Mais peu à peu, ces derniers mois, j’ai eu comme l’impression que ces codes visuels largement utilisés sur la plateforme étaient en train d’évoluer. D’abord timidement, puis de manière plus assumée. Je me suis ainsi souvenu être allé au restaurant C.A.M. et avoir posté une photo de mon plat (de la seiche, si mes souvenirs sont bons), malgré le faible éclairage du lieu. Une photo au flash que je n’aurais probablement jamais postée quelques mois ou années en arrière, faute de visibilité et de couleurs satisfaisantes. Cette faible lumière du lieu a même fait émerger une sorte d’esthétique propre au restaurant — des photos brutes, peu mises en scène et souvent prises au flash.

La lassitude du “trop beau”

La même semaine, je suis tombé sur une photo Instagram de Guilhem Malissen, vidéaste chez Hangover Cuisine et podcasteur pour Bouffons, d’une mloukiya avec la légende suivante : “Hier j’ai goûté ma première mloukhia et c’était bon, je le mets dans mon top 1 des plats délicieux mais dur à instagramer.” C’est là que j’ai vraiment commencé à me demander si nous n’étions pas en passe d’ouvrir un nouveau chapitre de la plateforme et de voir naître une nouvelle ère visuelle et esthétique.

J’ai alors passé un coup de fil à Jane, une connaissance d’Internet qui travaille comme designer culinaire à Paris. Elle poste régulièrement dans ses stories Instagram des photos de ses recettes accompagnées du hashtag #cestmochemaiscestbon. Un procédé quelque peu paradoxal, quand on sait que son travail consiste essentiellement à répondre à des demandes de créations plutôt léchées et appliquées.

“C’est venu en réaction, dans mon quotidien, dit-elle. La logique voudrait que j’aie un super bel Instagram, avec de jolies photos de plats et des trucs hyper vendeurs pour mon travail, mais ça m’ennuie profondément. Je trouve ça chiant, on retrouve à chaque fois les mêmes photos.”

Si elle reste fascinée par ce que peuvent proposer certains grands chefs en matière de dressage, qui lui rappellent son travail antérieur en sculpture, elle ne souhaite pas vraiment s’imposer une telle rigueur à domicile. “Quand mon plat est chaud, je veux le manger. Je n’ai pas envie de passer 25 minutes à placer une carotte.” Mais cette prise de distance avec les codes et les standards d’Instagram s’observe-t-elle d’une manière plus globale dans nos usages ? C’est une tendance encore difficile à évaluer. Pour Jane, toutefois, il s’agit là d’une prise de conscience qui commence à faire son chemin.

Un nouvel équilibre

“Les gens se rendent comptent que la photo culinaire, c’est comme la photo de mode, c’est du fake. Les gens ont aussi compris qu’on fait la même chose avec les aliments que ce que l’on fait avec les femmes dans la mode : du maquillage alimentaire”, note-t-elle. Elle fait notamment allusion à une vidéo, largement relayée il y a quelques mois, qui dévoilait les secrets et astuces de photographes culinaires permettant de mettre en valeur un plat avec, notamment, de l’huile de moteur. “Ce n’est pas la réalité, et j’ai le sentiment qu’on commence à se lasser de ce genre de mises en scène, surtout quand ça ne correspond pas à ce que tu auras dans l’assiette à la fin.”

De là à observer un bousculement des codes visuels de la photo culinaire ? “On est peut-être en train d’arriver à trouver un équilibre”, dit Jane. Car s’il y a peu de chances que les restaurants gastronomiques évoluent vers des assiettes visuellement négligées, des changements pourraient bien intervenir dans la mise en scène de nos photos au quotidien. “Le ras-le-bol, si je puis dire, des dressages très clean, de la petite assiette où rien ne dépasse avec pas grand-chose dedans est un truc que l’on sent de plus en plus. On a ainsi remarqué un regain des plats plus traditionnels, plus généreux et rustiques, des plats qui tiennent au corps – bœuf bourguignon, blanquette, ragoûts…, observe-t-elle.

“On arrive à percevoir le côté bon dans des photos finalement peu esthétiques et on arrive peut-être dans un entre-deux, entre la gastronomie très chiadée et la junk food dégoulinante.”

Le nouveau food porn

Cet équilibre, justement, pourrait aussi être interprété comme la dernière évolution du food porn, ce phénomène phare et historique de la culture Web valorisant une représentation visuelle de la nourriture en la plaçant comme un substitut au sexe. Si le food porn évoquait d’abord des burgers à triples étages luisants de graisse, le concept a peu à peu évolué vers d’autres types d’aliments : de la pizza ou de la burrata que l’on ouvre en laissant volontairement échapper son contenu liquide à, aujourd’hui, des plats traditionnels qui évoquent la générosité, le partage et la convivialité. “Le food porn spectaculaire va laisser place à des plats dont tu peux t’imaginer les odeurs, qui font référence à des souvenirs d’enfance”, note Jane.

Et le retour en grâce des brasseries et de la gastronomie traditionnelle française pourrait bien y contribuer. Après tout, l’un des restaurants les plus instagramés l’an passé était bien le Bouillon Pigalle, un établissement qui ne met pas tant l’accent sur l’esthétique de ses plats – excepté les desserts, il est vrai – que sur le plaisir qu’ils nous procurent. Des plats, souvent en sauce, servis sur des nappes en papier, qui ne correspondent pas vraiment aux codes traditionnels de la photo culinaire réussie. “Il n’est pas exclu qu’on revienne à un style de photo un peu brut, presque à la Martin Parr ou à l’esprit des clichés un peu cradingues des années 1970″, ajoute Jane.

“Si on regarde les photos que les clients postent au Bouillon Pigalle, par exemple, on remarque qu’elles sont relativement simples, qu’il n’y a pas une lumière hyper travaillée… On se focalise avant tout sur la bouffe”.

Une uniformisation en chasse une autre

Cette focalisation semble également suivre le sillon du grand mouvement de réhabilitation des légumes moches. En clair, une attention davantage portée sur les produits que sur les artifices qui les entourent — de la vaisselle à la composition de l’assiette. À titre d’exemple très personnel, je me suis plusieurs fois surpris à prendre en photo des légumes avant même de les cuisiner, ou à tirer le portrait d’une cuisse de poulet sortie du four en ultra-zoom. “Il y a quelques jours, j’ai posté la photo d’une carotte pleine de terre de 40 centimètres de long, à côté de ma petite main. Bien sûr, je ne l’ai pas lavée avant de la montrer, c’était un peu mon moyen de dire : ‘Regardez, trop cool, une carotte non standardisée”, remarque Jane.

Mais l’idée d’un renouveau des codes ne convainc pas (encore) tout le monde. Poster des photos de nourriture moins gracieuses et moins esthétiques n’induit pas forcément un changement de paradigme dans la manière de poster et de documenter ses repas, explique Aurélie Sansen, doctorante au Celsa. “Réhabiliter les plats ‘moches’ consiste en une forme d’acte graphique de différenciation presque politique sur le réseau social”, dit-elle.

“Aller à contre-courant en ayant comme objectif de dénoncer les pratiques d’uniformisation de la plateforme participe néanmoins, selon moi, à créer une autre forme d’uniformisation mettant en valeur le ‘moche’. On détourne les codes esthétiques utilisés par la communauté culinaire, tout en restant affilié à cette même communauté. On en conserve d’ailleurs tous les codes de production de l’image sur Instagram — cadrage, prise de vue, éclairage.”

Le syndrome de la cocotte

Dans cet esprit, les photos de plats disgracieux ne pourraient-elles pas devenir à leur tour une tendance – à l’image de ce que l’on a pu voir avec la naissance d’un musée de la nourriture dégoûtante en Suède ? Ce ne serait pas vraiment étonnant, si l’on garde en mémoire les tendances qui ont récemment surgit sur le réseau social. “J’ai vu pas mal de gens, qui ne travaillent pourtant pas dans le monde de la gastronomie ou qui n’exprimaient pas tellement d’attrait pour la cuisine, se faire offrir ou acheter une cocotte en fonte pour cuisiner et le poster sur leur compte. C’est un outil formidable pour cuisiner plein de choses, notamment des mijotés.”

La cocotte est ainsi devenue à son tour un outil du décor que l’on montre, et dans lequel on est prêt à investir beaucoup. Les fabricants, eux, l’ont d’ailleurs bien compris, en développant des modèles aux couleurs pastel et aux formes modernes. Sans oublier que du côté de la symbolique, l’objet charrie avec lui tout une imagerie liée au partage, à la convivialité, au fait maison…

“Quelques années en arrière, n’importe qui avoisinant la trentaine t’aurait dit ‘cocotte’, tu aurais répondu : ‘Pour quoi faire ?'”

“La laideur se vend mal”

Dans le monde de l’édition, où la littérature culinaire se maintient, la représentation visuelle de la nourriture est le nerf de la guerre. Voir un plat moche sur un livre de cuisine grand public est rare et, à en croire Déborah Dupont-Daguet de la Librairie Gourmande à Paris, spécialisée dans les ouvrages gastronomiques et culinaires, peu vendeur. “On observe un grand paradoxe : d’un côté on a des clients qui ont envie de davantage de véracité, qui savent bien que les photos sont souvent réalisées à partir de produits trafiqués… et de l’autre on a très bien observé que les livres avec des photos moches ne se vendent pas non plus”, fait-elle remarquer, avant de citer la célèbre maxime de Raymond Lœwy, fondateur du design industriel : “La laideur se vend mal.”

Et si la pâtisserie – plus facile à photographier et à mettre en valeur – a encore de beaux jours devant elle, les plats salés se heurtent toujours aux mêmes obstacles, même si certains chefs comme Yotam Ottolenghi parviennent à insuffler une identité visuelle moins codifiée. “Il n’y a pas de secrets : le salé a toujours été plus compliqué à photographier que le sucré, ajoute Déborah Dupont-Daguet. Un dessert au chocolat sera systématiquement plus liké qu’un petit salé aux lentilles.” Contrairement à Instagram, où les contraintes commerciales sont moins prégnantes, dans le monde impitoyable de l’édition, les pot-au-feu et autres aligots seront donc, encore une fois, moins privilégiés. “Pour moi, le moche ne passera jamais, car s’il n’y a pas de rêve, il n’y a pas d’acte d’achat.”

“Un like, c’est assez peu impliquant. Mais quand on parle d’acheter un bouquin, il faut une vraie adhésion, une part de joli. Cela ne doit pas forcément être une photo aseptisée et parfaite, mais il doit y avoir un côté appétissant. En fait, on accepte le moche à la condition qu’il donne envie de manger.”

Nouvelle mode ou vrai bouleversement des esprits, reste que le retour en grâce des plats moches et l’attention qui leur est portée a du bon, conclut Jane. “Montrer ma cuisine du quotidien, qui n’est pas forcément jolie ou particulièrement épurée, ça a aussi vachement décomplexé mes potes à me demander des recettes”. Et c’est peut-être là l’essentiel.